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pierre conesa - Page 6

  • "Je suis sortie avec un électeur FN"...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte amusant de Thomas Dubois cueilli sur Boulevard voltaire. Ouvert depuis le 1er octobre, Boulevard Voltaire - le cercle des empêcheurs de penser en rond est un site d'opinions, animé par Robert Ménard et Dominique Jamet. On y trouve des signatures variées, de Bernard Lugan à Jacques Cardoze, en passant par Denis Tillinac et Pierre Conesa... A suivre !

     

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    Je suis sortie avec un électeur FN

    Adèle est une institutrice de 28 ans. Insatisfaite en amour, elle a sympathisé avec Benoît sur un site de rencontre. Grand brun ténébreux à l’allure farouche, amateur de littérature classique, Adèle pensait avoir trouvé en Benoît un compagnon idéal. Elle se ne doutait pas que sous ses airs enjôleurs se cachait un électeur de Marine Le Pen. Elle nous raconte son cauchemar :

    « J’ai eu mes premiers soupçons lorsqu’il s’est endormi devant un film de Claude Lelouch » se souvient Adèle, encore troublée par ces quelques mois passés aux côtés de l’extrémiste. Au départ charmée par les manières sophistiquées du raciste, la jeune prof ne se doute de rien, le manipulateur ayant poussé le vice jusqu’à avoir des cheveux et à porter des vêtements normaux. Diplômé de la prestigieuse université de Nanterre, Benoît était issue d’une famille unie, du moins c’est ce qu’espère encore Adèle : «J’étais persuadée que Benoît venait d’une famille normale et n’avait pas été battu par ses parents, mais maintenant j’en viens à penser qu’il a peut-être été violé par un prêtre.»

    Des propos d’une violence inouïe

    C’est après une visite au musée des arts premiers consacrée aux masques rituels de la civilisation dogon que le destin d’Adèle bascule. En sortant du musée, le couple est apostrophé par une jeune personne issue de la diversité qui leur demande une cigarette dans le langage pittoresque et savoureux popularisé par le talentueux Jamel. Non-fumeur, le couple se retrouve dans l’incapacité d’aider la jeune victime des lobbies du tabac. C’est alors que l’individu (sûrement éprouvé par une journée où il dut subir plusieurs contrôles policiers) en vient à utiliser de vive voix des métaphores freudiennes pour décrire la relation qui unissait Benoît et sa génitrice. C’est en rentrant en métro que Benoît eut cette terrible phrase « C’est vraiment tous les mêmes… »

    La descente aux enfers

    C’est alors que Benoît sombre de plus en plus dans la haine de l’autre, d’autant plus incompréhensible qu’il n’avait pas passé son enfance dans le Nord-Pas-de-Calais. Pris en flagrant délit en train d’écouter Éric Zemmour sur RTL, Benoît a du mal à trouver une explication convaincante « il a essayé de me faire croire qu’il cherchait France Inter » explique Adèle.« Par la suite, j’ai appris en lisant la presse que ces personnes avaient souvent des tendances mythomanes et j’ai pu assembler les pièces du puzzle. » De plus en plus angoissée par ces affinités cryptototalitaires, Adèle se décide à en parler à une amie qui la convainc de fouiller dans l’historique de l’ordinateur personnel de Benoît et dans ses mails.

    Un catalogue des horreurs

    Et c’est tout un pan occulte de la vie de Benoît qui défile sous les yeux ébahis d’Adèle : « Il était à la limite du néo-nazisme » raconte-t-elle en sanglotant. Il avait par exemple taxé la talentueuse chanteuse ZAZ de« pouilleuse qui ferait mieux de trouver un vrai travail » dans les commentaires en ligne du site internet d’un hebdomadaire sarkozyste. Sans oublier des liens enregistrés vers des textes du site terroriste Fdesouche.com critiquant l’association SOS Racisme. Et puis, parmi les mails conservés par Benoît, elle tombe sur l’inimaginable : il avoue à un ami qu’il envisagerait de voter Marine Le Pen puisque que nous ne serions« plus chez nous » (sic).

    Après avoir changé de numéro et déménagé, Adèle envisage depuis peu de rencontrer un nouveau partenaire, mais c’est une longue convalescence qui l’attend avant de pouvoir faire confiance aux hommes une nouvelle fois.

    « Pour me reconstruire plus rapidement, j’ai décidé de me consacrer à la prévention du lepénisme dans l’éducation. Pour éviter que d’autres femmes se fassent avoir par ce genre de maniaques, je rencontre les collégiens et je leur raconte tout simplement mon histoire. »

    Des conseils à nos lectrices pour débusquer un lepéniste ?

    Beaucoup ne portent plus leur traditionnel blouson d’aviateur et certains ont même laissé tombé les Rangers ; un crâne rasé peut être un bon indice mais n’est pas obligatoire. En tout cas, il est nécessaire de se méfier si l’on tombe sur quelqu’un qui fait preuve d’exaspération en écoutant les meilleures chansons de Cali et qui n’a jamais regardé aucun film avec Kad Merad. Il faut aussi faire extrêmement attention si la personne gagne moins de 2 000 euros par mois.

    Est-il possible de les guérir ?

    Les chercheurs sont partagés sur le sujet, quelques guérisons ont déjà été observées à la suite de visionnages massifs de sketchs d’Omar et Fred mais il est préférable d’agir par la prévention. La mairie de Paris vient d’ailleurs de financer un atelier gangsta rap pour les écoles maternelles et des projections du film « Nuit & Brouillard » pour les élèves de primaire. SOS Racisme vient aussi de sortir sa dernière campagne « Yo man ! Marine elle est vraiment pas swag » à destination des adolescents « chébrans ».

    Nous avons donc bon espoir pour les nouvelles générations.

    Thomas Dubois (Boulevard Voltaire, 1er octobre 2012)


     

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  • La fabrication de l'ennemi...

     «Sans ménager, ce qui va de soi, les dictatures, Pierre Conesa examine sans indulgence les « deux poids deux mesures » si souvent utilisés par les démocraties qui se prétendent les plus moralement respectables. En chemin, il rappelle que l’idée reçue, d’ailleurs fort récente, selon laquelle celles-ci seraient, par nature, pacifiques, est largement détrompée par les faits.» Gérard Chaliand

    Nous vous signalons avec retard la parution de La fabrication de l'ennemi, un essai de Pierre Conesa publié aux éditions Robert Laffont. Agrégé d'histoire et énarque, Pierre Conesa a fait partie dans les années 90 de la Délégation aux affaires stratégiques du Ministère de la défense. Il est l'auteur de plusieurs essais, dont Les Mécaniques du chaos : bushisme, prolifération et terrorisme (L'Aube, 2007) et d'un excellent polar géopolitique, intitulé Dommages collatéraux (Flammarion, 2002) .

     

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    "Comment les hommes en viennent-ils à se massacrer légalement ?

    « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d'ennemi ! », avait prédit en 1989 Alexandre Arbatov, conseiller diplomatique de Mikhaïl Gorbatchev. L'ennemi soviétique avait toutes les qualités d'un « bon » ennemi : solide, constant, cohérent. Sa disparition a en effet entamé la cohésion de l'Occident et rendu plus vaine sa puissance.
    Pour contrer le chômage technique qui a suivi la chute du Mur, les États (démocratiques ou pas), les think tanks stratégiques, les services de renseignements et autres faiseurs d'opinion ont consciencieusement « fabriqué de l'ennemi » et décrit un monde constitué de menaces, de risques et de défis.
    L'ennemi est-il une nécessité ? Il est très utile en tout cas pour souder une nation, asseoir sa puissance et occuper son secteur militaro-industriel. On peut dresser une typologie des ennemis de ces vingt dernières années : ennemi proche (conflits frontaliers : Inde-Pakistan, Grèce-Turquie, Pérou-Équateur), rival planétaire (Chine), ennemi intime (guerres civiles : Yougoslavie, Rwanda), ennemi caché (théorie du complot : juifs, communistes), Mal absolu (extrémisme religieux), ennemi conceptuel, médiatique...
    Comment advient ce moment « anormal » ou l'homme tue en toute bonne conscience ? Avec une finesse d'analyse et une force de conviction peu communes, Pierre Conesa explique de quelle manière se crée le rapport d'hostilité, comment la belligérance trouve ses racines dans des réalités, mais aussi dans des constructions idéologiques, des perceptions ou des incompréhensions. Car si certains ennemis sont bien réels, d'autres, analysés avec le recul du temps, se révèlent étonnamment artificiels.
    Quelle conséquence tirer de tout cela ? Si l'ennemi est une construction, pour le vaincre, il faut non pas le battre, mais le déconstruire. Il s'agit moins au final d'une affaire militaire que d'une cause politique. Moins d'une affaire de calibre que d'une question d'hommes."

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  • Où mène la logique guerrière contre l'Iran ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent point de vue de Pierre Conesa et Thierry Coville, cueilli sur le site du quotidien Le Monde et consacré aux menaces de l'Occident contre l'Iran. Chercheur associé à l'IRIS, Pierre Conesa a récemment publié un essai intitulé La Fabrique de l'ennemi (La Découverte, 2011).

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    Où mène la logique guerrière contre l'Iran ?

    L'Iran est seul pays du monde contre lequel 5 livres en vente en librairie appelle à faire la guerre rapidement, certains d'ailleurs écrits par ceux là même qui avaient justifié l'attaque américaine en Irak pour y trouver les armes de destruction massives.

    L'embargo sur le pétrole que discutent les Européens constitue sans nul doute un casus belli pour Téhéran qui tire des hydrocarbures 60 % de ses recettes budgétaires (et financent aussi le logement, l'éducation, etc.). La république islamique y a donc répondu de la même façon, par des menaces de blocage du Détroit d'Ormuz. Le décor est donc planté pour un conflit. Au regard des insuccès obtenus par les Occidentaux en Afghanistan et en Irak, on peut se demander qu'est ce qui pousse nos décideurs à repasser les plats ? Que cherche-ton en Iran ? Le Washington Post du 10 janvier citant un responsable du renseignement américain dit que c'est le changement de régime (regime change) par une révolte contre les autorités. Espérer qu'une population durement marquée par un embargo stupide par son étendue et sa généralité (sur les pièces détachés d'avion, sur les médicaments…) va se révolter contre son gouvernement est méconnaitre l'histoire. Comme on l'a vu en Irak et en Afghanistan, le mécano qu'utilisent les responsables occidentaux pour changer un régime ne marche pas.

    Cela est d'autant plus immoral que les Iraniens ont marqué leur volonté de changement pacifique en 2009. En outre, la politique de sanctions ne contribue qu'à affaiblir la société civile iranienne et à renforcer le poids des filières proches du régime qui contrôlent les filières d'importations de contrebande. Faut-il encore une fois penser que quelque conseiller secret garantit le résultat positif de l'opération comme en d'autres temps Monsieur Ahmed Chalabi pour l'Irak ou de monsieur Karzai pour l'Afghanistan auprès de l'administration Bush ? C'est peu probable. Arrêter le programme nucléaire ? L'objectif est louable mais est ce le droit de pays qui ont soutenu l'agression de l'Irak de Saddam Hussein en mettant sous embargo l'Iran agressé, avant de se retourner contre leur protégé et ont tout fait pour que l'ONU ne condamne pas Bagdad, de définir la sécurité de la région ? Apparemment oui puisque monsieur Kouchner avait vertement rappelé à l'ordre le Brésil de Lula et la Turquie de Erdogan qui avaient trouvé un accord avec Téhéran sur l'enrichissement. Le résultat de l'accord avait moins d'importance que les signataires apparemment.

    Annoncer que la bombe iranienne serait déstabilisante doit faire se retourner le Général de Gaulle dans sa tombe, lui qui avait justifié le programme français par la volonté de notre pays de ne plus jamais se soumettre à une puissance étrangère. Lutter contre le terrorisme ? Mais la république islamique a fourni moins de terroristes et de prédicateurs salafistes que les universités saoudiennes ou les madrasas pakistanaises. Et la République islamique a été souvent la cible privilégiée des terroristes sunnites radicaux. Défendre les droits de l'homme régulièrement violés en Iran ? Objectif louable qui devrait être étendu à l'Arabie saoudite qui dispute avec succès le titre à Téhéran ainsi qu'à la Chine, à la Russie (la liste est malheureusement longue).

    Quant à dénoncer l'usage de le peine de mort, on s'en étonne venant du gouvernement américain. Protéger Israël ? De quelle menace ? Si l'Iran avait la bombe qui peut penser qu'il l'utiliserait contre qui que ce soit sans menace vitale sur le pays, alors que les rétorsions militaires occidentales vitrifierait le pays dans sa totalité. Si une bombe devait préoccuper nos stratèges, ce devrait être celle du Pakistan, pays instable et fournisseur de terroristes. Donc il faut en conclure que nous allons à la confrontation directe. La guerre a d'ailleurs commencé puisque 6 ingénieurs et responsables du programme nucléaire iranien ont été assassinés, le dernier Monsieur Ahmadi Roshan en date le 10 janvier 2012.

    Que dirait-on si des ingénieurs français, israéliens ou américains étaient assassinés dans leur propre pays ? Avant le début des hostilités, un blocage du détroit d'Ormuz additionné à la crise nigériane, générerait une hausse brutale du prix du pétrole, exactement le genre de conjoncture qui nous aidera à sortir de la crise économique. Excluons enfin une indigne intention électoraliste américaine ou française dans cette brutale montée de fièvre. L'embargo unilatéral décidé par l'Europe ne sera jamais appliqué par l'Asie, Chine en tête.

    Il faut probablement chercher l'explication des décisions récentes de nos dirigeants dans la vieille croyance que la terre est toujours plate et que nous en sommes le centre. En attendant, la politique iranienne des Occidentaux ne fait qu'affaiblir leur légitimité chez les nouvelles puissances émergentes qui ne supportent plus cette politique de double standard.

    Pierre Conesa et Thierry Coville (Le Monde, 16 janvier 2012)

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  • Tour d'horizon... (16)

     

     

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    Au sommaire :

    - sur le site de Marianne, Pierre Conesa dénonce la pseudo-menace de la bombe iranienne que les Etats-Unis agitent périodiquement pour effrayer les Occidentaux...

    La menace nucléaire iranienne : "Une escroquerie intellectuelle"

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    - sur Enquêtes&débats, Christopher Lings revient sur le phénomène des Indignés et y voit une première étape, certes imparfaite, dans la révolte contre le système...

    L'indignation n'est que le commencement

     

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  • L’Europe doit définir son rapport avec les Etats-Unis !

    Nous publions ici une intervention de Pierre Conesa prononcée à l'occasion du séminaire "La France et ses stratèges", organisé par la fondation Res Publica, qui s'est tenu le 22 mars 2010. Pierre Conesa est un ancien haut-fonctionnaire de la Délgation des affaires stratégiques du Ministère de la Défense. Il collabore à diverses revues de politique étrangère ou de géopolitique et est aussi l'auteur d'un excellent polar géopolitique intitulé Dommages collatéraux, qui est disponible en collection de poche.

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    L’Europe doit définir son rapport avec les Etats-Unis

    Je parlerai de l’époque très contemporaine où je travaillais à la Délégation des affaires stratégiques (DAS). Cette période post-guerre froide me paraît intéressante parce qu’elle traduit la relative modestie de la pensée stratégique française que l’on peut attribuer à deux faisceaux de causes dont certaines ont déjà été développées ici.

    Certaines raisons sont spécifiquement françaises.
    On l’a dit, il y a des raisons politiques. Le putsch de 1961 avait abouti à faire taire dans les rangs et à tuer une partie des modes d’expression des militaires.

    Il y a aussi des raisons proprement militaires : il est vrai que la hiérarchie militaire rappelait volontiers que, hors le nucléaire, il n’y avait point de salut, rendant illégitime toute forme de réflexion stratégique ne touchant pas au nucléaire. Il faut savoir que Pierre-Marie Gallois n’a été promu au grade de général qu’au regard de l’Histoire (on a considéré que le fait de ne pas le promouvoir apparaîtrait comme une tache). Le général Gallois aurait probablement fait une carrière plus rapide dans le ministère de la Défense s’il avait été contrôleur général des armées plutôt que le grand homme de la réflexion stratégique que nous connaissons. Il y a dans l’organisation administrative française des rémanences qui ne poussent pas à la réflexion stratégique.

    Les dernières raisons sont sociologiques. Je suis toujours amusé de constater qu’en Angleterre on mène des War studies tandis qu’en France on se consacre à des « études de la paix ». Le monde universitaire éprouve une sorte de fascination qui disqualifie toute réflexion ancrée dans la chose militaire.

    Je relève aussi ce qu’a dit l’amiral Dufourcq : on assiste aujourd’hui à une relève générationnelle extrêmement intéressante ; pour la première fois les militaires sortent du terrain et les modes de promotion et d’expression des militaires sont en train de changer. C’est une transformation très profonde et je crois qu’il faut s’y arrêter.

    La deuxième caractéristique française est la modestie des outils. Des hommes seuls c’est bien, mais il est infiniment préférable qu’ils soient adossés à des modes d’organisation.

    « Mondes rebelles » (1), recense environ quatre cents crises un peu partout dans le monde. Selon certaines publications américaines, comme celle du CSIS (2), il n’y a que cinquante On going conflicts. Selon les Américains, cinquante conflits, selon « Mondes rebelles », quatre cents ! Il me semble intéressant de savoir qui « choisit » les crises, qui décide qu’une crise est importante et qu’une autre ne mérite pas l’attention. C’est là le rôle des think tanks et de ce que Paul Dickson appelait le « complexe militaro-intellectuel » (3) : identifier l’ennemi, de préférence l’ennemi menaçant, justifier le système de défense et éventuellement justifier l’emploi de la force. Dans ce mode de production-là, il est évident que la pointure française - et même la pointure européenne – n’est pas à l’échelle de la pointure américaine. On compte aux États-Unis entre cinq cents et mille cinq cents think tanks (mais tous ne sont pas stratégiques), donc autant de modes de pensée, qui ont recours à de l’expertise précédant des décisions. La plus célèbre d’entre eux (qui n’est pas le plus gros), la Rand Corporation, compte environ mille cinq cents personnes, cinq bureaux dans le pays, quatre à l’étranger et un budget de 130 millions de dollars. Si on considère ce que pèse la FRS (Fondation pour la recherche stratégique), on descend immédiatement d’un cran, avec un budget de l’ordre de 4 à 5 millions d’euros. Même le SIPRI en Suède ou l’IISS en Grande-Bretagne n’emploient qu’une quarantaine de personnes pour un budget de 9 millions d’euros.

    Ma dernière remarque concerne les publications. Paradoxalement, la Revue de Défense Nationale, le média porteur dans lequel beaucoup des personnes présentes ici ce soir ont tenté d’apporter de l’intelligence, du renouvellement, reste à une diffusion à 5000 exemplaires en français, ce qui limite considérablement le propos ! Le média français de relations internationales le plus diffusé dans le monde est le Monde diplomatique, 120 000 exemplaires par mois, 25 éditions étrangères, environ 1 à 2 millions de lecteurs par mois. Étrangement, ce n’est pas reconnu.
    On constate donc un décalage entre ce qu’on veut faire et les outils dont on dispose.

    Le constat critique que je dresse ne tient pas qu’à la France. La faiblesse du mode de production européen s’est révélée dans la période post-guerre froide, ce monde rêvé (ou cauchemardesque, comme vous voudrez), sans ennemi. Quand, en 1988, Gregoriy Arbatov, directeur de l’institut du Canada et des États-Unis, conseiller de Gorbatchev, lançait aux équipes Reagan « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi ! », nous sommes entrés, faute de paradigme organisateur, dans une période de vide stratégique, puisque celui de la guerre froide sur lequel nous avions tous fonctionné s’effondrait avec le mur de Berlin.

    C’est à partir de ce moment que la machine américaine a produit l’essentiel des débats sur lesquels nous avons tous été contraints de nous prononcer :

    Tout de suite après la guerre du Golfe, c’était le « nouvel ordre mondial », les armées de la démocratie au service du droit… ça n’a pas tenu très longtemps.

    La « menace Sud » qui suivit avait l’avantage de pouvoir réorienter géographiquement tout l’outil militaire, passant de l’Est au Sud. Problème : le Sud ressemblait beaucoup au Maghreb … ce n’était peut-être pas la réflexion la plus efficace que nous avions produite.

    Nous eûmes ensuite la version noble de la menace Sud, le « choc des civilisations » (4). Quoi qu’on pense du livre de Huntington (fort bien écrit et traduit en trente-cinq langues !), le fait est que nous devions nous prononcer sur un débat formulé par d’autres (un peu comme au « Ce n’était pas ma question » d’Alain Duhamel, Georges Marchais répondait en d’autres temps : « C'était peut-être pas votre question, mais c’est ma réponse ! »).

    Puis il y eut « Le dernier homme » de Fukuyama, suivi du livre de Robert Kagan « Vénus et Mars », le plus ridicule de tous : l’Europe, qui n’avait pas d’armée, était Vénus, Mars étant incarné par les Américains utilisant la force.

    Il y en eut d’autres. David Frum, dans un livre extrêmement intéressant : « An End to Evil », explique que, refusant la guerre d’Irak, l’Arabie saoudite et la France devaient être considérées comme des ennemies. Je vous cite le livre de Brzezinski, Le Grand Echiquier (5), sorte de bréviaire de l’unilatéralisme. Pour lui, ce n’est pas l’ennemi qui est important mais le maintien de la suprématie, puisqu’il n’y a plus d’ennemi à la dimension des États-Unis : « Une Europe plus vaste permettrait d’accroître la portée de l’influence américaine. L’Europe de l’Ouest reste dans une large mesure un protectorat américain et ses États rappellent ce qu’étaient jadis vassaux et tributaires d’anciens empires ». On ne peut être plus clair ! Mais, faute de lire Brzezinski, nous restons liés aux États-Unis par un sentiment de solidarité. Je ne crois pas que ce soit exactement pensé comme tel de l’autre côté de l’Atlantique. À leur arrivée au pouvoir, les néoconservateurs ont posé un certain nombre de principes d’autant plus déstabilisateurs qu’ils n’ont rencontré aucune contre-opinion critique. Ce fut, dès l’éloquent Project for the New American Century (PNAC), la notion de « guerre préventive » – on en a vu la traduction en Irak – et la réhabilitation de l’usage de l’arme nucléaire avec l’idée des mini-nukes.

    Nous nous laissions donc dicter des modes de comportement puisque la « solidarité » atlantique nous amenait à avoir une distanciation polie et critique.

    Je reviendrai sur le mode de fabrication de l’ennemi que ce système a produit en particulier pour tout ce qui regarde le rapport à la Chine et à la Russie.

    Dans la décennie quatre-vingt-dix, faute de trouver des ennemis identifiables, nous avons dérivé vers le fétichisme technologique : l’absence d’ennemi ne devait pas nous empêcher de concevoir des armes destinées à impressionner, par notre supériorité technologique, les ennemis … que nous ne nous connaissions pas ! Tandis qu’à l’époque de la guerre froide les concepts se répondaient, ce fut alors la révolution dans les affaires militaires, le « ciblage », la « précision », le « zéro mort » etc. [Nous sommes aujourd’hui, en Afghanistan et au Pakistan, dans un exercice appliqué qui ne correspond pas exactement à la conception de l’époque.]

    Puis le temps vint où le renseignement technologique devait prendre le pas sur toute forme de renseignement : les moyens satellitaires, les moyens d’écoute ne devaient rien nous laisser ignorer… ce que Ben Laden n’avait pas compris puisqu’il est passé au-dessous des moyens de renseignement technologique le 11 septembre !

    Cette sorte de tropisme où la fascination américaine jouait à plein culmina lors de la déclaration du Président Bush (6) en janvier 2002 où fut déclarée la guerre aux concepts. Jusque là on désignait comme ennemis des territoires, des États, là, pour la première fois dans l’Histoire, on faisait la guerre au « terrorisme » et à la « prolifération » ! La définition des mauvais proliférants et des bons proliférants était la définition américaine du discours de janvier 2002 : l’Irak, l’Iran et la Corée du nord dans le rôle des mauvais proliférants, les bons proliférants étant ceux que l’on ne citait pas. Il faut croire que le TNP est conçu pour une lecture à trous ! Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, on désignait certains États comme soutiens du terrorisme, d’autres étaient oubliés (l’Arabie saoudite et le Pakistan par exemple).

    Cette situation nous plaçait dans un discours descendant qui nous imposait le choix des crises, le choix des ennemis, le choix des processus.

    Je n’insiste pas sur le fait que nous-mêmes, pris dans cette mouvance, avons produit des concepts qui continuent à m’étonner : parler, à propos de la prolifération, de la dissuasion « du fort au fou » (7) considérant le proliférant comme un fou, est regrettable lorsqu’il s’agit simplement de dissuasion du faible au fort, sauf que nous sommes dans la situation du fort alors qu’habituellement nous sommes dans la situation du faible. Nous refusons à l’autre la légitimité que nous tirions de cette faiblesse, mais ce n’est pas en lui attribuant un qualificatif psychopathologique que nous réglerons la question. Il s’agit de s’interroger sur les ressorts politiques de la prolifération plutôt que d’en faire une espèce de concept unique curable par une méthode globale.

    Donc l’insuffisance est également européenne. En témoigne le mandat de l’Institut de sécurité de l’Union européenne, le seul outil de réflexion stratégique à la disposition de la Commission : L’Institut de sécurité a pour vocation de « réunir des universitaires, des fonctionnaires, des experts et des décideurs des États membres, d’autres pays européens, des États-Unis et du Canada en vue de procéder à une analyse prospective des questions de défense et à enrichir le dialogue transatlantique sur toutes les questions de sécurité ». C’est un postulat politique sur lequel on peut avoir une appréciation critique. Le constat que j’ai fait antérieurement m’incline à penser que ce ne doit pas être la mission première de l’Institut de sécurité. Le monde stratégiste auquel j’appartiens (je ne veux pas avoir une distance critique qui me mettrait au-dessus de la mêlée) souffre d’une espèce d’ontologie atlantiste : nous regardons ce qui se passe aux États-Unis et nous attendons le transfert de compétences à chaque fois qu’il peut avoir lieu.

    L’Europe - et la France en particulier - devrait faire avancer la réflexion stratégique dans quatre domaines :

    Notre rapport aux États-Unis est assez proche de celui des communistes français à l’égard de l’URSS : à l’époque de Staline, ils affirmaient : « Staline a raison ! » et au moment du rapport Khrouchtchev : « Khrouchtchev a raison ! », bref, l’URSS avait toujours raison. Nous sommes dans la même situation : à l’époque du néoconservatisme, les Américains avaient raison ; aujourd’hui, Obama, qui affirme le contraire de ce que disait Bush, a aussi raison ! Nous avons un véritable problème de justification a posteriori.

    Comment penser les relations internationales aujourd’hui quand on est européen ? Avons-nous des intérêts stratégiques qui peuvent être exprimés différemment de ceux des États-Unis ?

    Un exemple : Sachant que l’essentiel du pétrole du Golfe est acheminé en Asie, le jour où les Chinois, pour « sécuriser leurs voies d’approvisionnement », enverront des bateaux de guerre dans le Golfe persique, considérerons-nous, comme les Américains, que c’est une menace ou y verrons-nous, en tant qu’Européens, une contribution à la sécurité internationale ? Cette question a sa légitimité. Il en est de même de notre rapport à la Russie (que j’ai évoqué dans « la Fabrication de l’ennemi : le cas russe », article paru dans Libération (31 décembre2009). La « construction de l’ennemi » aujourd’hui, se passe à Washington et nous avons beaucoup de mal à nous en distancier.

    Ensuite, l’Europe, faute d’avoir des moyens militaires équivalents à ceux des États-Unis, se doit d’avoir une capacité d’évaluation des crises. L’Europe a éclaté sur la déclaration de guerre à l’Irak, la moitié des pays européens sont allés en Irak sur une évaluation de crise fondée sur les affirmations de Colin Powell brandissant ses petites fioles à l’assemblée générale de l’ONU : « Je ne peux pas vous dire comment j’ai obtenu cela mais je peux vous dire qu’il y a des armes de destruction massive en Irak ! » Nous avons les moyens d’une évaluation propre des crises et c’est précisément ce qui peut consolider un sentiment stratégique européen. J’en cite un exemple : la récente notion d’AFPAK (Afghanistan-Pakistan) est, en soi, un concept géopolitique tout à fait concevable. C’est dans le mode de traitement militaire de l’AFPAK qu’on peut avoir des doutes : Entre, d’un côté des avions américains qui bombardent le nord du Pakistan et, de l’autre, des Européens qui construisent l’Afghanistan, je ne suis pas sûr que les Pakistanais soient suffisamment fins dans l’analyse de la différence entre un avion américain qui obéit dans un cadre OTAN et un avion américain qui agit seul pour arriver à faire la distinction entre les Français et les Américains. Nous sommes en fait victimes d’une « solidarité » dans laquelle nous n’avons pas la maîtrise de la stratégie.

    Ma dernière remarque concerne les concepts stratégiques.

    Les concepts stratégiques américains sont fondés sur un constat historique : les États-Unis n’ont jamais connu la guerre sur leur territoire. Les Américains ont toujours vécu la guerre médiatisée. Leur concept de guerre est donc : « Je casse tout chez l’adversaire, ensuite il demande la paix ». Nous nous sommes trouvés dans la situation extraordinaire où il fallait expliquer à des Irakiens qu’ils n’avaient plus ni eau, ni électricité, ni services publics, ni police, ni armée qu’ils avaient la chance d’avoir la démocratie. Pour eux, la démocratie était l’opposé de ce qu’ils avaient connu sous la dictature, non pas sur le plan politique mais sur le plan matériel. Nous ne pouvons pas, en tant qu’Européens, adopter des concepts militaires qui consistent à tout casser pour ensuite devoir reconstruire, même si nous sommes meilleurs pour la reconstruction. Donc ce rapport à la guerre doit légitimer et construire des concepts militaires d’emploi qui doivent être assez fondamentalement différents de ceux des Américains.

    Nous ne sommes plus au temps où nous pouvions édicter aux autres les conditions dans lesquelles nous comptions assurer notre sécurité, nous ne sommes plus à l’époque de la colonisation, nous ne sommes plus au début du XXe siècle. La construction de la sécurité internationale à l’époque de la mondialisation suppose que nous prenions en compte la façon dont les autres pensent leur propre sécurité. La caractéristique de l’Europe c’est qu’elle se construit sur un consensus politique et non plus sur des rapports de forces. Pouvons-nous avoir les concepts diplomatiques de la puissance militaire classique ? Je ne le pense pas. C’est probablement ce qui fait l’originalité forte de l’Europe, autour de quoi il faut construire une stratégie et éventuellement une diplomatie militaire.

    Je remarquerai pour terminer que, dans un espace globalisé, mondialisé, la seule structure militaire qui survive est l’OTAN. Un observateur extérieur pourrait se demander pourquoi nous tenons tant à une structure militaire dont nous avons du mal à définir le mandat mais qu’on retrouve à l’autre bout du monde, en Afghanistan, agissant dans un contexte qui laisse perplexe : Que sommes-nous allés faire là-bas ?

    Le véritable enjeu stratégique aujourd’hui, c’est la façon dont l’Europe doit se penser vis-à-vis des États-Unis, c’est là le point essentiel de ma conclusion.
    Je vous remercie.

    Pierre Conesa (source http://www.fondation-res-publica.org)

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